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Interview d’Eric Guilyardi




Comment jugez-vous l'accueil qui a été réservé au sixième rapport du Giec ? Voyez-vous une différence avec les rapports précédents ?

Les rapports du GIEC font un état de l’art des connaissances et fournissent aux États un niveau de consensus sur ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas. Sur cet objectif, le sixième rapport ne change pas.

Le problème, c'est que le diagnostic lui non plus n'a pas changé depuis trente ans. On assiste donc à une espèce de surenchère dans le traitement médiatique : les résultats sont présentés comme de plus en plus graves, de plus en plus urgents, pour rester audibles. Ce qui, selon moi, a pour effet de démobiliser.

On présente aussi souvent le troisième volet du rapport comme les solutions des scientifiques du GIEC qui vont nous dire quoi faire. Mais en fait, les rapports du GIEC ne disent pas ce qu’il faut faire. Ils montrent que ces questions sont complexes et qu’il n'y a pas de recette magique !

Globalement, le récit médiatique autour des rapports du GIEC gagnerait à être beaucoup plus positif.

Au sein de la communauté scientifique, la question de l’utilité des rapports et de leur avenir se pose-t-elle et en quels termes ?

Il y a en effet un débat au sein de notre communauté scientifique sur l’utilité des rapports du GIEC. D’abord pour le temps de travail que ça nous demande. Pour ma part j’ai été auteur principal sur le cinquième rapport du GIEC et ça m'a pris 30 à 40 % de mon temps en moyenne pendant plusieurs années. Donc c'est un investissement très significatif.

J'ai toutefois l'impression que la question de l’avenir des rapports se pose autrement aujourd’hui. Pendant très longtemps, ils répondaient à la question « est ce que l’homme réchauffe le climat » ? Et la réponse est clairement oui. C'est bien intégré maintenant, surtout depuis la COP21, et il n’y a plus personne de vraiment sérieux pour le réfuter.

Où est donc la pertinence de notre expertise scientifique pour la suite ? Je pense qu'elle est de plus en plus au niveau local, c'est à dire quand des collectifs, quels qu'ils soient, s'emparent des résultats scientifiques pour comprendre de quoi on parle et pour réfléchir à ce que ça veut dire pour eux. Par exemple, le rapport AcclimaTerra, dans la région Nouvelle-Aquitaine, est un magnifique exercice d'appropriation locale des enjeux environnementaux.


Bien qu'il soit sans doute très difficile de répondre à cette question, pensez-vous qu'il soit raisonnable de croire encore qu'on pourra infléchir la courbe des émissions pour contenir le réchauffement en dessous de 2°C avant la fin du siècle ?

Il ne faut pas oublier que limiter le réchauffement à 2°C, c'est à l’origine un choix politique de l'Union européenne. Il est important de comprendre qu’il n’y a pas de seuil scientifique, pas de point de bascule. Les rapports du GIEC sont extrêmement clairs là-dessus. Il peut y avoir des points de bascule locaux, un massif corallien, une forêt… mais au niveau global, il n’y en a pas.

L’indicateur de la température moyenne de la Terre a été une façon de résumer le réchauffement. Mais c'est une vue extrêmement étroite et limitée des enjeux de société autour du réchauffement climatique et je pense que cette vision étroite fausse le débat de société.

Quant aux dates limites, ça fait trente ans que des « experts » nous disent que dans tant d'années, on va passer un seuil. Mais il n'y a pas non plus de date limite.

Et encore une fois, le dernier rapport du GIEC ne dit pas ça. Il dit que pour respecter l’accord de Paris, en particulier rester sous 1.5°C, les différents scénarios qu'on a évalués suppose tous à un maximum d'émissions en 2025. Maintenant que ça soit interprété par « il ne reste que trois ans », ça, ce sont les médias, les ONG et les partis politiques.

Je pense que ces indicateurs étroits marchent bien parce qu’ils sont faciles à communiquer. Et dans notre monde de communication immédiate et rapide, ça parle tout de suite. Mais la situation est beaucoup plus complexe et il est essentiel de communiquer sur cette complexité : il n'y a pas que le CO2, il n’y a pas que la température, il y a dix-sept objectifs de développement durable, tous essentiels et parfois contradictoires. Il faut donc discuter des priorités.


On voit de plus en plus de scientifiques qui prennent des partis assez forts pour mobiliser la société autour des enjeux climat et biodiversité. Quel est selon vous la place de ce discours scientifique dans le débat sociétal d’aujourd’hui ?

C'est une question qui est vraiment centrale en ce moment et sans aller jusqu'au climat, la crise du Covid l'a bien montré.

Il faut bien comprendre qu’il y a trois phases dans la recherche scientifique :

La phase d'élaboration des connaissances. C'est un processus interne à la communauté scientifique qui n'a pas vocation à se retrouver sur la place publique.

La phase de consensus qui résulte d’une consolidation de tout le travail de la première phase (par exemple les rapports du GIEC).

Et enfin, une troisième phase qui est la mobilisation de la connaissance pour la prise de décision publique ou individuelle dans la société. A cette étape-là, les sociétés sont tout à fait légitimes pour décider de quels éléments scientifiques elles ont besoin pour prendre des décisions. Il s’agit d’une co-construction entre les décideurs et la société, avec la présence des scientifiques.

L'engagement d'un scientifique dans ces trois phases n'est pas le même. Il ne soulève pas les mêmes questions éthiques et les mêmes attentes de la société. Il y a des sciences comme les sciences agronomiques ou la médecine qui se sont confrontées depuis longtemps à la société.

Pour nos sciences, c'est nouveau. C'est un sujet sur lequel on travaille, via des groupes en interne : essayer de mieux comprendre les questionnements éthiques de l'engagement public des scientifiques ; savoir reconnaitre que la neutralité scientifique n’existe pas, et que ce n’est pas grave, qu’on va quand même en tenir compte pour apporter au mieux l’expertise scientifique au service de la société, et de l’intérêt général. Même si l'intérêt général n'est pas défini par les scientifiques.


Je comprends que ce n'est pas vous qui définissez l'intérêt général, que c’est un sujet politique, mais est-ce que le fait de participer au travail du rapport du GIEC n’est pas une forme d'engagement pour l'intérêt général ?

Tout à fait, mais il faut le rendre explicite. Quand j'interviens devant le grand public, je dis pourquoi je suis là : parce que je pense que l'impact de l’homme sur l'environnement a le potentiel de créer du malheur humain dans les dizaines d'années qui arrivent. C'est contraire à mes valeurs et je veux participer à limiter ce risque. Je dis très clairement quel est mon engagement. C’est essentiel car l’engagement implicite du scientifique créé une défiance qui est légitime : qui sont ces gens pour nous dire comment on doit vivre ?


Dans le dernier volet du rapport, il y a plusieurs mesures qui sont envisagées. Les avis divergent d'un pays à l'autre sur ce qu'il faut prioriser. Est-ce qu'on retrouve ces différences de vision au sein du groupe des scientifiques ?

Notre groupe de scientifiques est un groupe humain comme n'importe quel autre qui va échanger sur les valeurs, les engagements, les croyances de chacun. Donc forcément, il y a du débat (mais pas de débat scientifique !).

Mais il ne faut pas confondre le changement climatique comme problème physique ou biologique avec le changement climatique comme problème de société. Ce n’est pas parce qu’on est expert du premier, qu’on est expert du second, et que l'avis qu'on va avoir sur les réponses de société à apporter a plus de valeur que celui d’un autre citoyen.

Une fois encore, nous devons travailler tous ensemble, les scientifiques et la société, pour surmonter cette période de crise assez fascinante et excitante que nous traversons. En japonais ou en chinois, le mot crise signifie à la fois danger et opportunité. Et nous sommes face à une opportunité extraordinaire, unique, de repenser notre vivre ensemble. D’imaginer un nouveau projet de société.

C’est pourquoi il faut placer le débat au bon niveau. Certes, il y a une tension entre le temps qu’il faut pour se mettre d’accord sur nos projets de société et le temps du CO2 qui s’accumule et a des impacts grandissants. Mais dire qu’il n’y a que la deuxième temporalité qui compte, c’est oublier la moitié du problème.

On n’agit vraiment que vers un projet positif. Il faut prendre le temps de faire de la politique dans le sens premier du terme, celui de choisir quel récit collectif nous voulons.


Le processus du Grand Défi doit permettre d'élaborer 100 propositions pour décarboner l'économie et mettre en œuvre une prospérité économique humaniste et régénérative. Si vous deviez proposer une mesure prioritaire, laquelle serait-elle ?

La première chose à faire, c'est de créer des espaces pour réfléchir ensemble à nouveau récit collectif. Si on regarde de près le fonctionnement de notre démocratie, qui n'est certes pas parfait, on y découvre des expériences encourageantes comme la Convention citoyenne pour le climat ou AcclimaTerra. Ce sont des lieux où on réunit des acteurs de tous horizons qui apprennent à se parler, à mettre les mêmes mots sur des mêmes concepts qu’ils s'approprient en commun. C’est essentiel de créer ces lieux d'élaboration d’un récit collectif, sans préjuger du résultat, comme a vocation à l’être Le Grand Défi des entreprises pour la planète.

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